Des profits en toute impunité ou une dette forestière ? Pourquoi les revenus dégagés aux dépens des communautés forestières pourraient avoir des répercussions juridiques pour les banques
Les banques ont très peu de comptes à rendre sur les
questions touchant à l’environnement ou aux droits humains, mais l’impunité qui
entoure les revenus tirés de la déforestation est aujourd’hui sérieusement
contestée. Global Witness estime que les revenus présentés dans ce rapport – que
les banques pourraient considérer comme étant inconditionnels – devraient
à l’avenir être perçus comme une « dette forestière » qui ne cesse de
s’accumuler. Il est probable que les banques doivent adresser une pression publique,
gouvernementale et même juridique croissante, qui les amène à restituer cet
argent aux communautés affectées.
Une dette envers la forêt
Le concept de « dette écologique » a été
élaboré par des universitaires et des activistes dans les années 1990 pour
désigner le pillage par l’hémisphère Nord des ressources naturelles de
l’hémisphère Sud. Global Witness ne cherche pas à déterminer la valeur
numérique de la dette écologique pour chaque dossier examiné, mais plutôt à
estimer les montants que les présumés défricheurs ont dégagés de ces marchés.
Les
communautés autochtones et locales qui vivent dans les forêts tropicales du
Brésil, du bassin du Congo et de l’Asie du Sud-Est restent les premières affectées
lorsque des terres sont déboisées, et elles souffrent de manière
disproportionnée d’attaques de représailles lorsqu’elles cherchent à les
protéger. En moyenne, quatre défenseurs de
l’environnement ont été tués chaque semaine entre
l’adoption de l’Accord de Paris sur le climat en décembre 2015 et la fin 2020, a
révélé Global Witness. De nombreux autres défenseurs ont été ciblés par des
actes violents non meurtriers ou ont été criminalisés du fait de leurs
activités de protestation pacifique.
Expulsions forcées
Le premier cas connu d’une banque qui a restitué les revenus
dégagés d’un contrat douteux a eu lieu en 2020, lorsqu’un groupe d’ONG et des
centaines de familles d’agriculteurs cambodgiens ont discrètement accompli ce
qui jusque-là paraissait inconcevable : ils sont parvenus à un accord avec
ANZ, la deuxième banque australienne. ANZ a remis aux victimes d’accaparement
de leurs terres les revenus bruts qu’elle avait dégagés d’un prêt consenti à
une compagnie sucrière, Phnom Penh Sugar.
Les ONG avaient fait valoir que ce prêt de 40 millions
de dollars n’aurait jamais dû être approuvé dans le cadre de la diligence
raisonnée mise en œuvre par la banque. La compagnie sucrière a été accusée
d’avoir commis des expulsions forcées, des saisies de terres avec l’appui de
l’armée, des destructions de cultures et de biens, des arrestations arbitraires
et d’avoir largement recouru au travail des enfants. La décision a fait suite à
une plainte déposée initialement en 2014
en vertu des Principes directeurs pour les entreprises multinationales de
l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), à l’issue
d’une campagne concertée qui a duré six années. Depuis, l’OCDE a publié
des directives sur les mesures que les institutions financières devraient
prendre pour soumettre les risques environnementaux et sociaux à une diligence
raisonnée ; on peut donc s’attendre à ce que des dossiers similaires soient
ouverts à l’avenir.
ANZ a déclaré qu’elle « admettait que sa diligence
raisonnée sur le projet financé par son prêt avait été inadéquate » et
qu’elle « reconnaissait les épreuves auxquelles les communautés affectées
avaient été confrontées ». Elle a tenu à remarquer qu’elle n’était pas
juridiquement responsable des effets néfastes découlant de la concession foncière
et du projet de production de canne à sucre.
Dans le même ordre d’idées, des groupes de campagne ont
porté plainte contre la banque néerlandaise ING en 2019 par le biais du
mécanisme de gestion des plaintes de l’OCDE. Ces groupes ont fait valoir qu’en
consentant des prêts successifs à des entreprises impliquées dans des atteintes
à l’environnement et aux droits humains, la banque était non seulement
directement liée aux préjudices causés mais aussi qu’elle y contribuait
activement, d’où l’obligation pour elle d’accorder une réparation et un recours
aux communautés affectées. Une affaire toujours en cours s’intéresse aux
financements successifs accordés par ING à plusieurs entreprises dont le Groupe
Noble, accusé de destruction des forêts. Bien que le système de gestion des plaintes de l’OCDE soit non judiciaire,
les plaintes peuvent contribuer à orienter le débat sur de futurs cadres
juridiques.
La banque a déclaré au moment où la plainte était
déposée : « Chez ING, nous cherchons à utiliser notre effet de levier
en nous engageant auprès de nos clients afin d’améliorer leur activité
commerciale (…). En tout, nous finançons moins de dix clients qui gagnent 10 %
ou plus à partir d’activités liées à des plantations de palmiers à huile. Plus
de 85 % de ces clients disposent actuellement d’une politique ‘Pas de
déforestation, pas de tourbière et pas d’exploitation’. »
Exiger des entreprises qu’elles rendent compte de leurs
actes
Une autre affaire dont la résolution aura valeur de
précédent en matière de responsabilité du secteur financier est actuellement
menée devant les tribunaux néerlandais par le Conseil civique des organisations
populaires et autochtones du Honduras (COPINH) à l’encontre de FMO, la banque
de développement néerlandaise. Il s’agit là d’exiger de la banque qu’elle rende
compte de son financement d’Agua Zarca, un projet hydroélectrique au Honduras occidental
sur le fleuve Gualcarque, considéré sacré par le peuple autochtone Lenca. Le
constructeur du barrage, la société hondurienne Desarrollos Energeticos SA (Desa),
est accusé de s’être approprié des terres malgré la forte opposition du peuple Lenca
et en violation du droit de celui-ci à l’auto-détermination.
FMO s’est départi de son investissement en juillet 2017 suite
à l’arrestation l’année précédente d’un employé de Desa en rapport avec le
meurtre de la défenseuse environnementale Berta Cáceres. L’un des anciens
dirigeants de la société a été reconnu coupable en juillet 2021 d’avoir
collaboré au meurtre de Cáceres, qui militait de longue date contre la construction
du barrage.
La banque a déclaré qu’à l’époque où le prêt avait été
consenti, elle pensait que le projet hydroélectrique aurait un impact positif
sur le niveau de vie au Honduras. Après avoir suspendu ce prêt, elle a fait mener
une enquête indépendante sur ses activités. En juillet 2020, elle consultait les
parties prenantes pour déterminer s’il convenait ou non d’investir dans des
États fragiles à l’avenir.
Le gouvernement chinois s’est d’ores et déjà engagé à
réfléchir à la manière dont les créanciers pourraient être tenus responsables
des préjudices environnementaux. Un document politique officiel de 2016 indiquait
que le gouvernement étudierait la façon dont les systèmes juridiques d’autres
pays imposaient des exigences de responsabilité environnementale aux créanciers
afin de clarifier la position juridique de la Chine.
Une action en justice est en cours contre les financeurs
d’une porcherie accusée d’avoir déversé des eaux souillées dans la rivière Han.
L’ONG chinoise Fujian Green Home Environment Friendly Center (connue sous le
nom de Fujian Lv Jia Yuan) a déposé une demande d’indemnisation de 38 millions
de yuans (4,2 millions de livres sterling) en 2018 à l’encontre de
deux banques chinoises et de la porcherie à laquelle ces établissements avaient
consenti un prêt. L’affaire présentée par l’ONG, qui fait valoir que les
banques sont responsables des préjudices environnementaux provoqués, serait
toujours en cours. D’autres banques chinoises se sont vu imposer des amendes
administratives pour avoir financé des entreprises qui ne respectent pas les
normes environnementales nationales.
De nouveaux horizons
juridiques
Depuis 2017, la loi française sur le devoir de vigilance
exige des entreprises, y compris des banques, qu’elles identifient, atténuent
et préviennent les atteintes aux droits humains et les préjudices
environnementaux. Il semblerait que cette loi n’ait pas encore été invoquée
dans le cadre d’une action en dommages et intérêts contre une banque, mais des
affaires pilotes sont à prévoir au cours des prochaines années. En attendant, le
Groupe d’action financière, un organisme intergouvernemental de lutte contre le
blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, a recommandé que soient
ajoutées à la législation en vigueur des dispositions régissant les délits
environnementaux pour traiter la criminalité en col blanc à travers le monde. De façon respective, l’UE et le Royaume-Uni
élaborent actuellement une législation pour exiger des entreprises qu’elles
soumettent leurs chaînes d’approvisionnement à une diligence raisonnée afin d’identifier
les risques de déforestation, certains députés faisant pression pour que des
exigences similaires s’étendent aux institutions financières.
Plus les
pressions en faveur de lois et de cadres juridiques plus globaux et plus
accessibles s’accentueront, plus les affaires pilotes autour de la
responsabilité financière à l’égard des préjudices environnementaux seront nombreuses.