Blog | 30 Novembre 2018

Le rôle inattendu des négociants de matières premières dans la dette croissante d’Afrique

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Il y a un an, le destin d’un grand pays enclavé d’Afrique centrale était entre les mains de quelques hommes en costumes réunis autour d’une table dans la paisible ville suisse de Zoug. Ces hommes travaillaient pour Glencore, un géant négociant anglo-suisse et une des plus grandes entreprises cotée à la Bourse de Londres.  

Trois ans plus tôt, en 2014, Glencore avait prêté environ 1,45 milliard de dollars US à la compagnie pétrolière du Tchad pour s’assurer l’accès au pétrole. Cependant, le pays eut du mal à honorer ses échéances suite à une chute du prix du pétrole quelques mois plus tard.

Fin 2016, Glencore détenait 98 pour cent de la dette commerciale extérieure du Tchad. Quatre-vingt-cinq pour cent des revenus pétroliers du Tchad – sa principale source de revenus – servaient à rembourser Glencore.

À l’époque, le Tchad était au milieu d’un programme de soutien du FMI. Cependant, l’organisation multilatérale décida de suspendre ses prêts jusqu’à ce que le pays reprenne le contrôle du niveau de leurs dettes : l’avenir fiscal du Tchad était entre les mains de Glencore.

Le Tchad est certes un exemple extrême, mais pourrait être un signe précurseur.

La dette de certains des pays les plus pauvres au monde n’a cessé d’augmenter depuis 2012. Quarante pour cent des pays à faibles revenus connaissent actuellement un important problème d’endettement, comme l’a récemment souligné le FMI. Parmi les pays les plus exposés sont les pays africains paradoxalement riches en réserves de pétrole. Parmi les huit pays souffrant de surendettement – quand un gouvernement ne peut plus rembourser ses dettes conformément aux conditions et au calendrier prédéfinis – cinq sont des producteurs de pétrole africains.

Pendant la même période, des négociants de matières premières tels que Glencore ont joué un rôle de plus en plus important en tant que créanciers, écartant les créanciers « traditionnels », tels que le FMI, les États et les banques. Ils le font pour s’assurer un accès aux ressources… et profiter de marges sur les taux d’intérêt.

Contrairement au discours dominant, les États africains doivent plus d’argent à des institutions privées – y compris des négociants de matières premières – qu’à la Chine, selon une étude récente.

Tous les États, riches ou pauvres, ont besoin d’accéder à des sources de financement, et l’accès à des créanciers prêts à prendre des risques est d’autant plus important pour les pays à faibles revenus.  L’endettement n’est pas en soi une mauvaise chose, tant que l’argent est géré et utilisé de manière responsable.

Cependant, l’arrivée – ou la présence croissante – de négociants dans le monde du crédit est préoccupante et pourrait être un facteur clé dans le problème de l’endettement actuel en Afrique.

Les pays qui empruntent beaucoup auprès de négociants de matières premières sont plus susceptibles d’avoir un problème d’endettement. Ces emprunts coûtent cher (les entreprises facturent une « prime de risque ») et les délais de remboursement sont généralement courts. Ce qui motive principalement les négociants à prêter, c’est la possibilité d’accéder au pétrole, ce qui signifie que les pays en question pourraient hypothéquer leur future production de pétrole à taux fixe. Ce « deal » est rarement avantageux pour ces pays : en plus d’avoir des intérêts importants à payer, ils peuvent avoir du mal à vendre leur pétrole à un prix compétitif.

Si des problèmes surviennent, ils sont plus difficiles à résoudre. Lorsqu’un pays ne peut rembourser sa dette, il doit la restructurer, ce qui implique un processus de négociation intense. Pour que celui-ci fonctionne, tous les créanciers doivent être autour de la table et prêts à coopérer. Les contrats de prêt « traditionnels » contiennent des clauses sur l’action collective et sur l’égalité de traitement, et sont généralement une « entité connue ». Ces clauses n’existent pas toujours dans les contrats de négociants, qui sont confidentiels et varient par cas.

De plus, comme les prêts des négociants sont souvent garantis par du pétrole, ils sont considérés comme « séniors » par rapport aux autres. C’est à dire qu’ils occupent un rang plus haut dans la hiérarchie de la restructuration que les autres créanciers sans garantie. La présence de négociants au titre d’institutions de prêt complique donc la coordination en matière de restructuration de la dette.

La République du Congo, qui est le troisième producteur de pétrole d’Afrique subsaharienne, en est un exemple actuel. Le pays est en cours de négocier son troisième plan de sauvetage du FMI, négociations qui piétinent, comme dans le cas du Tchad, en raison d’un taux d’endettement insoutenable, estimé à 125 pour cent du PIB fin 2017.

Le FMI et les agences de notation ont du mal à bien comprendre combien d’argent le Congo doit à qui et à quelles conditions. En août 2017, le ratio dette/PIB du Congo a augmenté de 56 pour cent du jour au lendemain lorsque l’organisation multilatérale a appris l’existence de dettes de 1,25 milliard de dollars US supplémentaires contractées auprès de Glencore et d’un autre négociant, Trafigura.

Pour ceux qui souhaitent prêter de manière responsable, il existe une multitude d’orientations volontaires ; les autres, quant à eux, sont libres de disposer comme bon leur semble. Comme le montre la recherche de Global Witness et d’autres, l’investissement responsable semble rarement être une priorité pour beaucoup d’entreprises.

Les lois des pays emprunteurs ne disposent souvent pas des nuances ou de la précision nécessaire pour réglementer ce type de crédit… ou ne sont simplement pas appliquées. Aux États-Unis et au Royaume-Uni – les deux premiers « centres de créance » au monde – il n’existe pas de réglementation régissant les pratiques des négociants en matière de prêts aux États.

Les négociants de matières premières, y compris Glencore, Gunvor, Trafigura, Vitol et d’autres, ont connu une croissance exponentielle ces dernières décennies et comptent désormais parmi les plus grandes entreprises au monde. En 2018, Glencore et Trafigura étaient au 14e et au 32e rang mondial en termes de revenus. Glencore était trois places en dessous d’Apple et les deux entreprises dépassaient de loin Microsoft dans ce classement. Elles revendent et transportent les biens que nous utilisons au quotidien. Cependant on comprend encore peu leur rôle de créancier dans la dette souveraine et elles mobilisent des ressources importantes dans un marché non réglementé.

Il est temps que les gouvernements, les organismes de contrôle et les autorités de réglementation s’adaptent à l’évolution des tendances, s’intéressent davantage à ce nouveau groupe de grands créanciers et prennent des mesures. Les grands centres de créance mondiaux – le Royaume-Uni et les États-Unis – devraient au moins adopter des lois exigeant que les entreprises relevant de leur juridiction rendent public tout prêt accordé à un gouvernement.

Quelle meilleure occasion de lancer ce processus que le sommet annuel du G20.

C’est article est une traduction d'une version qui a été publié en anglais le 30 novembre 2018 sur le site de la publication britannique, « The Independent ». La version anglaise de Global Witness fait foi. 

Auteur

  • Natasha White

    Journalist

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