Article | 9 Juillet 2020

Le cycle de la kleptocratie : une affaire d’État congolaise, troisième partie

Lire ce contenu en:

English
Ou comment le fils du président aurait volé, blanchi et dépensé des millions de dollars de fonds publics

Le mois dernier, de nouvelles allégations sont survenues sur les biens mal acquis de la famille présidentielle congolaise. A Miami, des procureurs fédéraux américains ont pris des dispositions en vue de saisir le penthouse de Denis Christel Sassou-Nguesso, fils du président de la République du Congo, député et ancienne figure puissante de la société pétrolière nationale SNPC. 

La plainte des procureurs américains, consultée par Global Witness, vient s'ajouter à un ensemble de documents qui ne cesse de s’étoffer sur les abus de pouvoir perpétré par le clan Sassou-Nguesso. La nouvelle tombe alors que le Congo, endetté, sollicite un sauvetage financier d'urgence auprès du Fonds monétaire international pour la deuxième fois en moins d'un an. 

Ce document détaille la façon dont Denis Christel aurait détourné des millions de dollars de fonds publics à la SNPC, par la suite blanchis par le biais d'un réseau de sociétés écrans puis utilisés pour acheter des biens immobiliers de luxe aux États-Unis, en France et ailleurs dans le monde. Selon les procureurs américains, entre 2007 et 2017, Denis Christel aurait dépensé plus de 29 millions de dollars en articles de luxe et pour financer le train de vie somptueux de sa famille et de lui-même. Cette somme correspond à environ 10 pour cent du budget congolais de la santé en 2020.  Toujours d’après les procureurs, il aurait également accepté plus de 1,5 million de dollars de dessous de table en provenance de sociétés pétrolières.

gettyimages-635713326-594x594.jpg

Denis Christel aurait utilisé des fonds publics détournés et blanchis pour acquérir des biens immobiliers d’une valeur de plusieurs millions de dollars – dont la résidence ci-dessus, située sur Biscayne Boulevard à Miami. Jeffrey Greenberg/Universal Images Group via Getty Images.

Cette plainte livre une illustration rare du cycle complet de la kleptocratie – ou comment le membre d'une famille présidentielle aurait volé, blanchi et dépensé des fonds publics à des fins personnelles. Cette affaire est un exemple criant de la manière dont une société pétrolière nationale pourrait devenir la vache à lait d'élites politiques corrompues.

Plus tôt cette année, nous divulguions que des millions de dollars avaient disparus des comptes de la SNPC. L'an dernier, nous exposions que Denis Christel et sa sœur Claudia auraient blanchi et dépensé jusqu'à 70 millions de dollars de fonds publics volés. En 2018, les autorités suisses révélaient que Denis Christel et d'autres hauts fonctionnaires congolais avaient reçu des pots-de-vin d'employés de la société de négoce Gunvor en échange de contrats pétroliers, ce qui a d'ailleurs fait l'objet d'une enquête de l'ONG Public Eye. En 2007, nous dévoilions déjà qu'il aurait dépensé 35 000 dollars issus de la vente du pétrole national lors de virées shopping dispendieuses entre Paris, Marbella et Dubaï. 

Global Witness a écrit à Denis Christel directement, ainsi que par l’intermédiaire du porte-parole du gouvernement congolais, mais n’a reçu aucune réponse.

Les allégations américaines

Entre 2011 et 2014, Denis Christel aurait abusé de ses fonctions afin de détourner des millions de dollars de la SNPC, la plus grande entreprise publique du Congo, et véritable pilier économique de cette économie dépendante de l'or noir. 

DCSN_shopping_list_fr.jpg

D'après la plainte déposée en Floride, il aurait ensuite fait transiter l'argent sur des comptes au nom de plusieurs sociétés écrans, notamment Mercuria (au nom similaire à un négociant suisse, sans toutefois qu'il y ait de lien connu entre les deux), Atlas Logistique et SCI Etoile, auprès de la filiale congolaise du Groupe BGFIBank. Le ministère américain de la Justice a dit à Global Witness que « certaines [de ces] entités sont constituées au Congo, et d'autres sont constituées à la fois au Congo et en France ». Le ministère a ajouté que cette enquête demeure ouverte, et a décliné à commenter en réponse aux autres questions.

« En tant que cadre dirigeant de la SNPC, ministre et fils du président, il a suffi au ministre Nguesso d'ordonner au [PDG de] BGFI [Congo] de transférer des fonds de la SNPC (et d'autres entités publiques) vers les comptes de ses propres [sociétés écrans]. Cela s'est produit à de très nombreuses reprises, » peut-on lire dans la plainte. 

Denis Christel aurait ensuite utilisé un réseau de comptes en banque au nom de ces sociétés écrans et prête-noms en vue de dissimuler les fonds détournés et d'acquérir divers actifs, dont le penthouse à Miami pour 2,8 millions de dollars, une autre résidence à Coral Gables pour 2,4 millions de dollars au nom de sa première femme, Danielle Ognanosso, ainsi que d'autres biens en France. En 2016, Danielle Ognanosso déclarait aux autorités françaises ne pas détenir de bien immobilier aux Etats-Unis, et n'avoir aucune connaissance d'une quelconque société écran appartenant à Denis Christel et ayant pu être utilisée dans cette affaire. 

L'un de ses prête-noms, dénommé « Associé A » dans la plainte, est décrit comme un résident américain, fils d'une ancien haut-fonctionnaire gabonais, et associé de longue date de Denis Christel. Global Witness n’a pas pu vérifier l’identité de cet Associé A.

Denis Christel a demandé à « Associé A » d'établir de fausses factures pour justifier ces transferts de fonds. L’une d’elles révèle 3 589 543 dollars d’ « appareils de cuisine et autres dépenses ».

Denis Christel aurait également lui-même ouvert des comptes aux États-Unis, dont quatre auprès de la Bank of America entre 2013 et 2016. Il aurait utilisé le pseudonyme « Denis Christelle » et un deuxième passeport affichant ce nom d'emprunt – une tentative de dissimulation d’identité. Il aurait également menti sur ses activités et ses revenus en prétendant gagner 50 000 dollars par an en tant que responsable d'une société dénommée « Merchurrea » (dont la consonance n’est pas sans rappeler sa société fictive et le négociant suisse Mercuria). 

dcsn_diagram_fr.jpg

« Pots-de-vin et abus d’information privilégiée »

Toujours d'après la plainte, le ministre Nguesso aurait non seulement détourné des fonds de la SNPC, mais également « accepté des dessous de table d'une valeur de plus de 1,5 million de dollars en échange de lucratifs contrats de permis pétroliers octroyés par la SNPC, entre 2014 et 2016 environ ». La plainte ne mentionne aucune société spécifique.

Il aurait également utilisé ses fonctions à la SNPC « pour assurer que les sociétés dans lesquelles il détenait des intérêts bénéficient du statut de ‘partenaire local’ dans le cadre de ces projets pétroliers lucratifs ».

Denis Christel Sassou-Nguesso, « le gardien des richesses pétrolières congolaises » - procureurs américains, 2020

Selon les rapports de l'Initiative pour la transparence dans les industries extractives (ITIE) et le cadastre pétrolier du MAETGT, le Congo a délivré ou renouvelé 26 permis de recherche et de production pétrolière entre 2014 et 2016. Les bénéficiaires de ces permis étaient, entre autres, les majors pétrolières Eni et Total. 

Denis and Denis Christel (Credit - Vincent Fournier  Jeune Afrique  REA) - Article.jpg

Denis Christel Sassou-Nguesso aurait détourné des millions de dollars de fonds publics. Il apparaît ici en compagnie de son père, le président du Congo Denis Sassou-Nguesso. Vincent Fournier/Jeune Afrique/REA.

Quatre des renouvellements de permis d'Eni font l'objet d'un récent rapport de Global Witness, tandis qu'une enquête menée par le parquet de Milan passe au peigne fin les activités de la société et le choix de ses partenaires locaux au Congo. Nous avons également fait état d'une possible annulation de dette à hauteur de 283 millions de dollars en faveur de la SNPC au cours du même processus de renouvellement de permis. Nous avions précédemment écrit sur des abus de la règle du « contenu local » au profit de personnes proches de personnalités politiques.

En réponse aux questions de Global Witness, la SNPC a déclaré que l’attribution des permis pétroliers relevaient des ministres des Hydrocarbures et des Finances ainsi que du Conseil des ministres et du Parlement, et non pas des dirigeants de la SNPC. (Pourtant, Global Witness avait plutôt la compréhension qu’en pratique, il s’agissait d’un processus commun impliquant la SNPC.) L’entreprise publique a ajouté vouloir « examiner attentivement » nos allégations avant de faire d’autres commentaires.

Eni a affirmé n’être impliquée dans aucune activité illégale ou fait de corruption lié à de quelconques permis congolais. La société indique avoir mené un audit indépendant qui n’a pas confirmé le bienfondé des enquêtes de corruption sur ses permis au Congo ; elle qualifie enfin ces enquêtes de « totalement infondées et injustifiées ».

De son côté, Total a déclaré n’avoir payé aucun pot-de-vin en échange de permis pétroliers de la part du gouvernement congolais. Elle ajoute avoir pris toutes les mesures nécessaires afin de se conformer aux lois applicables contre la corruption ainsi qu’à sa propre politique anti-corruption.

Les facilitateurs

La plainte déposée en Floride suggère que Denis Christel aurait utilisé les mêmes techniques et types de facilitateurs que plusieurs autres kleptocrates et businessmen corrompus de la dernière décennie ou plus. 

A chaque kleptocrate désireux de détourner de l'argent son armada de facilitateurs prêts à dissimuler, blanchir, dépenser ou fermer les yeux. Cette affaire mettrait donc en scène :

  • Des hommes de paille – « Associé A », Danielle Ognanosso et d’autres individus dont l’identité n’est pas précisée ;
  • Un avocat anonyme basé en Floride qui aurait transféré plus de 2,3 millions de dollars d’Associé A pour l’acquisition de la résidence à Miami
  • Des banquiers –
    • Le PDG de BFGI Congo qui, sur ordre d’un haut fonctionnaire, aurait détourné des fonds publics
    • Plusieurs cadres dirigeants non identifiés de la Bank of America, dont les contrôles contre le blanchiment d’argent n'ont pas permis de détecter qu'un haut fonctionnaire faisait transiter des fonds illégaux sur leurs comptes 

La Bank of America a indiqué à Global Witness qu’elle « avait fermé les comptes [en question] en 2017 et coopérait pleinement à l’enquête des autorités [américaines] sur cette affaire ».

BGFIGroup n’a pas répondu à la demande de commentaires de Global Witness.

Des avancées difficiles et des changements nécessaires

E8J7X3.jpg

Un hôpital de Brazzaville. Entre 2007 et 2017, Denis Christel aurait dépensé plus de 29 millions de dollars en articles de luxe à des fins personnelles, soit l’équivalent de près d’un dixième du budget congolais alloué à la santé. Alamy.

La plainte déposée en Floride est la dernière d’une série de manœuvres des autorités à travers le monde visant à retracer et saisir les biens mal acquis présumés de la famille présidentielle congolaise, au pouvoir depuis près de 35 ans sur les 40 dernières années. En 2015, les autorités françaises ont saisi leur propriété de luxe à Paris.  En 2019, les autorités de Saint-Marin ont saisi 19 millions d'euros apparemment déposés par le président Sassou-Nguesso en personne. 

Cette plainte et d'autres du même type laissent entrevoir l'ampleur du problème, alors que les mesures à même de le résoudre peinent à suivre. Les États ne doivent plus servir de refuge et de terrain de jeu aux kleptocrates du monde entier. Le système financier international devrait bloquer, et non pas faciliter le mouvement de fonds détournés. Les banquiers, avocats et agents immobiliers doivent cesser de s'enrichir sur le dos de citoyens d'autres pays, privés d'un accès aux services élémentaires de santé et d'éducation. 

Plus spécifiquement, les individus et sociétés impliquées devraient être tenues responsables de leurs actes. Ceux-là incluent, entre autres, Denis Christel Sassou-Nguesso et sa famille ; la société nationale pétrolière congolaise, SNPC ; les facilitateurs ; et les sociétés pétrolières qui auraient payé des dessous de table en échange de permis pétroliers.

gettyimages-490321936-594x594.jpg

Un homme tient une pancarte affichant « Le Congo n’est pas la propriété des Nguesso » lors d’une manifestation d’opposition à Brazzaville en 2015. Laudes Martial Mbon/AFP via Getty Images.

Toutes les autorités compétentes devraient coopérer pleinement et en temps opportun aux demandes d'entraide judiciaire.

Le FMI et autres créanciers multilatéraux doivent appliquer à la lettre les conditions anti-corruption assorties à tout soutien financier actuel ou futur apporté au Congo.

Enfin, cette affaire met une nouvelle fois en évidence l'importance des registres publics des bénéficiaires effectifs et d'une réelle connaissance des banquiers, des avocats et des agents immobiliers à l'égard de leurs clients – notamment les bénéficiaires effectifs de leurs sociétés et la source de leurs financements. Les banquiers, avocats et agents immobiliers doivent être tenus d’effectuer des contrôles anti-blanchiment d’argent sur leurs clients conformes aux normes internationales, et doivent être sanctionnés en cas de manquement à cette obligation.

*La plainte de Floride a été déposée au nom des États-Unis d’Amérique par des avocats de la section du blanchiment d'argent et du recouvrement des avoirs du ministère américain de la Justice le 12 juin 2020. Il s'agit d'une demande civile de confiscation du bien numéro 6107 situé au 900 Biscayne Boulevard. 

Cet article est une traduction de la version originale en anglais. La version anglaise fait foi.

Pour en savoir plus

Cela pourrait aussi vous intéresser :